dimanche 9 août 2009

Un amour qui ose dire son nom


Ce 9 août est un jour particulier pour une personne que toi et moi ne connaissons pas directement, amie lectrice, mais qui appartient sans aucun doute et à plus d'un titre à notre cercle amical : Marion est une délicieuse citoyenne britannique de 80 ans qui, à la suite de la disparition de sa compagne, s'est tournée vers des associations LGBT parmi lesquelles Gay Surrey. C'est là (entre autres !) qu'officie Séverine, une chaleureuse jeune femme dont l'enthousiasme à soutenir les gays et les lesbiennes (entre autres !) ne tarit jamais. Par son intermédiaire, nous avons fait la connaissance de Marion, que Séverine a petit à petit apprivoisée. Cette dame nous fait l'honneur de nous permettre aujourd'hui de publier une lettre autobiographique destinée aux archives de l'histoire LGBT de la région où elle vit, dans le cadre d'une belle initiative de l'association Gay Surrey.
Marion, comme tu le constateras, amie lectrice, est une personnalité très attachante à l'histoire émouvante, qui prouve deux choses : l'importance qu'il y a à pouvoir compter sur la solidarité d'une communauté, et l'existence bien réelle de merveilleuses histoires "d'amour qui n'ose dire son nom" ailleurs que dans les livres.
Nous lui laissons la parole :

Je suis née à Portsmouth en 1929. Mon père servait dans la Royal Navy et ma mère tenait la maison. Mon enfance paisible et heureuse a basculé en ce jour de 1939 où la guerre a éclaté. Avec des milliers d'autres enfants, j'ai été évacuée afin d'échapper aux bombardements nourris qui n'épargnaient évidemment pas Portsmouth, port de premier plan pour la marine.
J'ai quitté l'école à 18 ans, pour m'inscrire au Service civil, sans savoir quoi faire d'autre. C'est là que je suis devenue amie avec une jeune fille de mon âge. Notre amitié a progressivement gagné en intensité et évolué vers vers une liaison sexuelle, sachant qu'à l'époque, en 1947, je doute qu'aucune de nous eût songé qu'elle pouvait être considérée comme lesbienne. Je crois même que nous ne nous étions pas rendu compte de ce que c'était. Je me rappelle avoir entendu parler de "l'amour qui n'ose dire son nom" avec Oscar Wilde, et qui l'avait conduit en prison, mais c'était un sujet que l'on n'abordait pas chez moi et, à 18 ans, j'ignorais ce que cela signifiait.
En 1952, j'ai quitté Portsmouth pour un hôpital universitaire de Londres, où je devais commencer mes études d'infirmière, car j'avais enfin choisi ma voie. Mon départ mit fin à cette histoire brève mais forte.
Le 1er décembre 1956, je suis entrée dans une maternité du sud de Londres pour achever ma formation de sage-femme. J'étais loin de me douter que ce jour-là, ma rencontre avec une autre étudiante appelée Eileen bouleverserait à jamais le cours de ma vie.
Une infirmière-chef de garde le soir de mon arrivée nous a demandé si nous nous connaissions avant, et comme ce n'était pas le cas, nous avons trouvé sa question très étrange. Rétrospectivement, je pense qu'elle avait dû pressentir quelque chose que nous, nous n'avions pas encore réalisé. Peu à peu, nous nous sommes liées d'amitié et durant les trois mois qui ont suivi, une attirance mutuelle s'est développée : nous étions en train de tomber amoureuses.
Cependant, entre les quatre murs d'un foyer pour infirmières, il était tout à fait impossible d'exprimer ces sentiments, sous quelque forme que ce fût.
Après un trimestre, chaque étudiante était affectée à seconder une sage-femme en charge d'un secteur donné de la région. Pour Eileen et moi, cela a été une catastrophe, car nous avons été envoyées à des kilomètres l'une de l'autre. Je me rappelle l'urgence qui nous poussait à nous retrouver, lorsque nous ne travaillions pas, et l'angoisse qui montait si l'une de nous arrivait en retard à ces rendez-vous ; entre nous, le contact physique le plus osé consistait à poser nos mains ensemble sur le guidon d'une bicyclette, l'espace de quelques minutes, en espérant que les passants ne s'en apercevraient pas.
Au bout de six mois, nous avons passé nos examens de fin d'études et nous avons été embauchées dans un hôpital situé près de chez Eileen. Sa mère m'a proposé de m'installer dans une chambre d'amis. La première nuit, sitôt que la maison a été plongée dans le silence, Eileen s'est glissée dans le couloir puis dans ma chambre, dotée d'un lit double, et nous sommes enfin devenues amantes. Nous le sommes restées jusqu'à la fin de nos jours — durant cinquante années.
Nos premières vacances en amoureuses se sont déroulées en France, avec la Vespa d'Eileen, qui nous a emmenées dans le sud, chargées de notre matériel de camping. Je n'avais jamais fait de camping avant cela, mais Eileen en avait l'habitude, et elle avait tout pris en main, ainsi qu'elle continuerait d'ailleurs à le faire désormais.
Quelle merveille d'être ensemble en permanence pendant tout un mois ! Je ne crois pas que nous nous soyons considérées comme un couple homosexuel, ou lesbien, nous n'étions que deux femmes qui allaient sur leur 30 ans, et commençaient à s'aimer de façon très intense et passionnée ; nous étions amoureuses, et nous formions des projets pour notre avenir. Nous voulions trouver un appartement près de l'hôpital. Nous aurions aimé voir notre amour béni à l'église, mais cela n'était pas possible dans les années 1960, où l'on était encore bien loin de songer au partenariat civil qui serait voté quarante ans plus tard.
Je crois que pendant toutes ces années, nous avons vécu dans le mensonge à l'égard du monde extérieur. Que ce soit dans l'appartement que nous avons déniché à notre retour de France, ou dans le cottage de deux chambres où, par la suite, nous avons emménagé, à la campagne, nous nous livrions à tout un remue-ménage de déplacement d'oreillers et de tables de chevet, pour donner l'impression que nous dormions seules. Nous avions des amis, bien entendu, mais pas de couples comme nous, des gens mariés ou des célibataires et, à une exception près, personne n'était au courant de la véritable nature de nos liens.
Nous avons vécu ensemble une vie magnifique de labeur, (nous étions infirmières-chefs), et de voyages : nous sommes allées en vacances aux quatre coins de l'Angleterre et dans la plupart des pays d'Europe, et nous avons même travaillé un temps au Moyen-Orient.
Depuis cinq ans, la vie a incontestablement changé. À l'époque où nous nous sommes connues, en 1956, les gays risquaient la prison pour le seul fait de vivre sous le même toit, et ils étaient souvent l'objet de chantages. En 1967, le projet de loi sur les crimes sexuels a été adopté, légalisant les rapports sexuels entre hommes de plus de 21 ans, dans le cercle privé mais pas dans une chambre d'hôtel.
Si les femmes étaient rarement incarcérées pour ces motifs, elles avaient indéniablement à en pâtir. Je me souviens de l'infirmière en chef d'un hôpital qui m'avait fait subir un interrogatoire en règle sur notre appartement : combien y avait-il de chambres ? (Une seule) ; combien y avait-il de lits ? (Un seul). Un jour, malheureusement, Eileen a été hospitalisée dans un état grave. Quand je suis arrivée pour la voir, j'ai découvert que son père m'avait interdite de visite.
Aucune de nous n'était "sortie du placard" auprès de ses parents. Cela ne se faisait pas dans les années 1950. Il est probable que ma mère se soit posé des questions, car Eileen a toujours eu l'initiative dans notre couple (ce qui sautait aux yeux de tous ceux qui fréquentaient notre cottage, mais je ne m'en suis aperçue que récemment, après la mort d'Eileen).
Les années ont passé et soudain, le 5 décembre 2005, le Partenariat Civil a été promulgué, accordant aux couples homosexuels une reconnaissance juridique. Enfin, nous nous sommes dit que nous avions obtenu quelque chose, nous qui espérions depuis cinquante ans voir notre union bénie à l'église ! Ce n'était pas la même chose, mais cela nous plaçait dans la légalité.
C'est ainsi que le 7 décembre 2005, nous nous sommes rendues à l'état civil pour la première partie des démarches, consistant à remplir une demande. La seconde partie des démarches devait se faire quinze jours plus tard. Mais dans l'intervalle, Eileen a été hospitalisée, elle était très malade.
J'ai pris contact avec les services de l'état civil, où l'on a été très gentil avec moi. Grâce à l'aide du médecin spécialiste qui s'occupait d'Eileen, et qui a confirmé qu'elle ne pouvait quitter l'hôpital, la cérémonie a été conduite dans sa chambre par l'officier de l'état civil, avec deux témoins réunis à la hâte. Enfin, le 17 janvier 2006, nous avons été officiellement unies.
Par malheur, la santé d'Eileen a continué à décliner, et elle est morte le 10 juillet 2006. Tout mon univers s'est écroulé. Eileen était ma vie et son départ m'a brisé le cœur à jamais.
Lorsque je regarde en arrière, je mesure la chance que nous avons eue de connaître une si longue et heureuse vie commune. Je sens sa présence auprès de moi dans le petit cottage que nous nous sommes acheté à la sueur de notre front et que nous avons tant chéri, je pleure souvent sur mes souvenirs. Je sais qu'elle veille sur moi, car comme elle le répétait à l'envi, elle m'aimait où que je sois.
Je me suis rendu compte que le fait de ne pas être "sorties du placard" impliquait que la plupart de nos amis ne se doutaient pas de la profondeur du chagrin qui m'habitait et m'habite encore, trois ans après. J'ai trouvé un réconfort extraordinaire auprès des adorables membres de l'association gay et lesbienne de soutien dans le deuil, The Gay Bereavement Project, de The Lighthouse, à Londres, ainsi que de Gay Surrey. Nous n'avons jamais eu d'amis homosexuels, or ce soutien m'a permis de parler de nous et de mes sentiments à des personnes qui me comprenaient parfaitement et parlaient la même langue que moi. Cela m'a également encouragée à "sortir du placard" auprès de gens que je connais depuis longtemps ou depuis peu et d'être fière de notre amour.
Pour qu'un jour, nous nous retrouvions enfin, n'ayant jamais été véritablement séparées.

Bonus :

Un extrait de Two Loves, de Lord Alfred Douglas (le Bosie d'Oscar Wilde) :
What is thy name?' He said, 'My name is Love.'
Then straight the first did turn himself to me
And cried, 'He lieth, for his name is Shame,
But I am Love, and I was wont to be
Alone in this fair garden, till he came
Unasked by night; I am true Love, I fill
The hearts of boy and girl with mutual flame.'
Then sighing, said the other, 'Have thy will,
I am the love that dare not speak its name.

Merci à Séverine Gévaudan.