mercredi 26 août 2009

Elisa et Marcela, les mariées de l'an 1


Tu n’as pas manqué de me faire savoir, amie lectrice, que le billet récent nous présentant Marion avait fait ton bonheur. Ce qui, tu t’en doutes, m’a donné une idée : désormais, régulièrement, je viendrai te présenter des femmes existant ou ayant existé, qui enrichiront encore le sel et l’or que la fiction de nos romans répand dans nos vies.

Aujourd’hui, voici l’histoire de deux Espagnoles du début du XXe siècle, Elisa et Marcela. Dans un pays qui a légalisé le mariage homosexuel en 2005, elles sont en réalité, bien qu’un peu oubliées, les deux premières femmes légalement mariées — 104 ans plus tôt, en 1901.

La mécanicienne a tendu l’oreille pour écouter la voix d’Elisa, surgie du passé, et lui a prêté sa plume.


Laissons dans le silence ce qui a précédé. Quelle importance, puisque notre vie a commencé là, avec cette lumineuse rencontre, au début des années 1880, sur les bancs de l’École Normale de La Corogne, en Galice. Nous voulions être institutrices. Vaste mission à une époque où l’immense majorité de la population était analphabète ! Je m’appelais Elisa Sánchez Loriga. Elle, elle s’appelait Marcela Gracia Ibeas. J’avais trois ans de plus qu’elle, mais entre nous, l’amitié a été instantanée et fulgurante. Nous sommes rapidement devenues inséparables, passionnées, puis amantes dans le secret du sommeil de nos camarades, absorbées l’une en l’autre… Et imprudentes. Marcela ne cessait de parler de moi quand elle rentrait chez elle. Nous étions heureuses, nos corps exultaient et les mots débordaient, écoutés avec étonnement, repris dans le secret d’une réunion de famille, incompris, souillés, piétinés. On connaît les emportements affectifs des jeunes femmes, se disait-on, rien qu’un bon mariage ne puisse endiguer, calmer, tarir et mettre au pas… Mais là, il y avait trop de fougue dans la voix de Marcela, un éclat trop vif dans son regard. D’abord heureux de l’amitié de leur fille avec une camarade de bonne famille, orpheline d’un père professeur d’anglais, son enthousiasme a fini par éveiller les soupçons de ses parents. Aberrant. Inconvenant. Gênant. Dangereux. Les jugements allaient bon train. Notre relation dépassait à l’évidence les limites de ce qui était socialement acceptable et la peur du scandale nous a finalement séparées. Marcela a été exilée par son père quatre mois à Madrid, tandis que je demeurais à La Corogne. 600 kilomètres, cela paraissait la solution, la distance et le temps auraient naturellement raison de nos égarements contre nature et l’honneur serait sauf… Tout rentrerait vite dans l’ordre. Portées par la certitude de la force de nos sentiments, nous avons compris qu’il fallait attendre et beaucoup espérer. Oui, nous avons attendu et beaucoup espéré, bercées par nos souvenirs et d’inébranlables promesses. Nous avons enfin décroché notre diplôme, moi d’abord, Marcela quelque temps plus tard… et le hasard bienheureux des nominations a fait le reste. Comment ne pas y voir le signe du destin quand, à vingt ans, on est amoureuse ? J’ai été envoyée à Couso et Marcela à Calo, deux villages proches.
Si proches que nous nous sommes revues. Comment pouvait-il en être autrement ? Je la voulais. Je me suis juré, et je lui ai juré, que rien ne pourrait nous séparer. L’amour n’avait pas cédé d’un pouce et nous avons décidé de ne plus jamais vivre l’une sans l’autre, quel qu’en soit le prix. J’étais la plus âgée, c’était à moi de prendre notre destin en main : je suis venue m’installer à Calo, et nous avons habité ensemble, comme un couple, comme tous les autres couples, pendant sept ans. En 1898, Marcela a été nommée dans un autre village, Dumbría, à douze kilomètres. Douze kilomètres que je n’ai pas hésité à parcourir, chaque soir, pour aller la rejoindre, pour partager son lit, sa vie, quelques heures. Je me suis souvent demandé pourquoi cela n’a pas suscité davantage de réactions de la part de nos voisins. Car nous avions la paix. Plus encore, j’entretenais les meilleurs rapports avec les familles les plus en vue. J’étais quelqu’un, j’étais l’institutrice, et l’on me respectait. Dans l’Espagne de l'aube du XXe siècle, sans doute n’imaginait-on même pas que deux femmes puissent s’aimer, se désirer, se prendre par la taille et échanger un baiser volé, laisser vagabonder leur esprit l’une vers l’autre pendant que leur classe était studieusement attelée à un exercice, faire l’amour le soir venu et aspirer à ce que cela continue jusqu’à ce que la mort les sépare. Oui, nous avions à première vue la paix… Mais je voulais plus, beaucoup plus. Je voulais danser avec Marcela à la fête du village, je ne voulais plus ronger mon frein quand un jeune homme la courtisait, je ne voulais plus entendre que nous finirions vieilles filles, je voulais partager la joie de notre bonheur, je voulais offrir des oeufs à sainte Claire pour lui demander sa protection. Je ne sais pas comment cela a commencé. Est-ce parce que j’en avais toujours eu envie ? Ou parce que cela me permettrait d’être au grand jour ce que nous étions derrière nos murs ? Pour que Marcela échappe aux coups que lui donnait son père ? Comment aurions-nous pu officialiser notre amour, notre relation, notre union autrement ? Toujours est-il que j’ai estimé qu’il était temps. Temps aussi de commencer une nouvelle vie, libre, ailleurs, loin des difficultés, du passé, des sous-entendus. Mais comment faire ? Je n’ai pas eu besoin d’y réfléchir bien longtemps : nous devions être mari et femme ! Ma belle Marcela a aussitôt battu des mains, car oui, j’étais son petit mari depuis si longtemps, elle aussi voulait comme sa soeur sortir de l’église sous les acclamations, jeter son bouquet aux jeunes filles, s’établir enfin. À la faveur du carnaval, j’ai coupé mes cheveux et troqué mes robes pour des pantalons. J’étais devenue Mario Sánchez. C’est Mario Sánchez qui s’est rendu chez la mère de Marcela, devenue veuve, pour lui demander poliment la main de sa fille, sans lui dissimuler sa véritable identité. Les cris de colère de Doña Gracia ont été entendus dans tout l’immeuble. Son dégoût a été tel que le lendemain, elle a quitté La Corogne pour sauvegarder sa précieuse réputation. C’est également Mario Sánchez qui s’est présenté à l’École Normale un beau jour de printemps 1901 pour solliciter la délivrance d’un certificat. À l’évidence, cette fois, je m’y suis assez bien prise puisque je suis repartie avec le document dans la poche ! Je ne me suis pas arrêtée là, j’ai aussi acheté deux billets pour l'Amérique, deux allers simples pour Buenos Aires ! Mais ce n’était qu’une première étape du projet que j’avais en tête pour parvenir à mes fins. Pour étayer mon personnage et consolider mon rôle, je me suis inspirée de l’histoire d’un cousin éloigné mort dans un naufrage : j’étais né et avais passé mon enfance à Londres et, à cause d’un père athée, je n’avais malheureusement pas eu la chance d’être baptisé. Le premier à y croire et à s’empresser de vouloir ramener une brebis égarée au sein du troupeau de Dieu a été le curé de la paroisse de San Jorge de La Corogne. Venant d’un jeune homme aux excellentes manières, en costume sombre, cravate et montre de gousset, le cheveu bien court avec une parfaite raie à gauche, il a tout accepté et consenti à ce que je suive le catéchisme : le 26 mars 1901, fort de l’autorisation de l’évêque et du don généreux dont j'ai gratifié la paroisse, il m’a baptisée. En lisant le registre, un détail l’avait pourtant fait hésiter : une certaine Elisa portait exactement mon nom. Après que je l’ai rassuré en lui expliquant très simplement qu’il s’agissait de ma soeur, tout s’est bien passé. Grâce à mon assiduité à l’église, il n’a pas tardé à me donner la première communion – ou plutôt, devrais-je dire, Mario a été baptisé et a reçu la communion. La confiance du prélat gagnée par ces preuves de mon sérieux et de mon engagement au sein de la paroisse, je n’avais plus qu’à engager l’ultime manoeuvre pour réaliser mon véritable désir : épouser Marcela. Elle allait devenir ma femme aux yeux du monde et nos vies seraient liées… peu importait sous quel nom, sous quel déguisement. J’ai fait part au curé de mon souhait d’épouser Mademoiselle Marcela Gracia Ibeas, institutrice de 29 ans, fille d’un capitaine de l’armée. Pour accélérer les choses, je n’ai pas hésité à salir nos vertus, avouant honteusement que ma bien-aimée était enceinte. L’honorable désir de réparer mes fautes a convaincu le prêtre de m’y aider. Et c’est ainsi que le samedi 8 juin 1901, à sept heures du matin, (j’étais tout de même soucieuse d’éviter qu’y assistent trop de gens, afin de protéger ma véritable identité), nous avons marché vers l’autel pour unir nos destins, dans l’église San Jorge. Notre photo de mariage en témoigne. Elle a orné la vitrine du photographe durant quelques jours, Marcela était resplendissante et moi j’avais l’air confiant de celui qui tient à son bras la promesse de son avenir. Nous étions allées chez le photographe juste après nous être régalées de chocolat noir et bien épais accompagné de churros croustillants chez l’une de nos témoins. Nous avons passé notre nuit de noces dans la pension Corcubión, calle San Andrés, une rue du centre de La Corogne où la propriétaire nous a donné sa chambre nuptiale avec un sourire complice. Le haut lit de noyer était tendu de draps fins, l’eau était chaude dans le broc, une collation attendait sous un linge, quelques branches délicates d’Ophrys abeille répondaient à un bouquet solaire de marguerites jaunes. Notre amour était fêté, notre amour était attendu. Je n’oublierai jamais cette nuit. Pour la première fois depuis bien des années, nous nous appartenions, notre bonheur était reconnu. Cela n’a malheureusement pas duré, comme je m’y étais attendue. Nous avons fini par être confondues et le scandale a été retentissant : la nouvelle s’est propagée dans toute la Galice, à Madrid, à travers l’Espagne, en Europe. Imaginez un peu… «Un mariage sans hommes» titraient les journaux, avec force détails et témoignages. Les jugements étaient unanimes pour nous condamner, pour exposer notre cas comme l’illustration des périls qui menaçaient la société. Une heureuse surprise dans ce concert d’aboiements : Sellier, le photographe de notre mariage, a refusé de montrer et de donner la photo de nous deux à qui que ce soit : «À moins qu’on me la vole, personne ne l’aura.» Dès lors, notre vie a été un véritable enfer. Outre les injures, les moqueries et les quolibets, j’ai perdu mon travail, Marcela aussi. Et nous avons été excommuniées. Comment l’Église a-t-elle justifié sa décision ? En me faisant passer un examen médical pour vérifier si j’étais un homme.
Notre situation devenait intenable et dangereuse. La Garde Civile s’apprêtait à venir nous arrêter quand nous avons pris la fuite : d’abord à Vigo puis à Porto, au Portugal. Nous étions recherchées. À Porto, nous avons été attrapées, emprisonnées, jugées et libérées. Mais l’Espagne réclamait notre extradition… Il fallait gagner l’Argentine. Notre histoire a tant excité les imaginations que les versions sont multiples. À Dumbría, les rumeurs ont longtemps continué à circuler ; l’essentiel était que l’histoire se termine bien pour la morale et que nous servions d’exemple : on a dit qu’après ma mort (je m’étais fait passer pour un homme, il était normal que je sois punie et que je meure en premier !), Marcela se serait mariée avec un homme, un vrai celui-là. Un livre sur nous, Elisa e Marcela - Alén dos homes (Editorial Nigratrea, Colección «Libros da Brétema»), paru en 2008, rapporte qu’avant notre départ, Marcela a eu une fille, que nous formions une famille, qu’une fois en Amérique, notre situation n’a pas non plus été de tout repos, qu’il nous a fallu encore échafauder bien des stratégies. Là-bas, je me serais appelée María Sánchez Loriga. Je me serais mariée, en 1903, avec Christian Jensen, de vingt-quatre ans mon aîné, dans le but de trouver un foyer pour y accueillir Marcela, devenue Carmen, en la faisant passer pour ma soeur. Mais ayant refusé de consommer l’union avec celui qui était mon mari, j'aurais éveillé ses soupçons, et après avoir fait des recherches, il aurait découvert qui nous étions… et tout aurait recommencé : un procès, une condamnation... En 1904, on perd notre trace… On nous laisse enfin à notre destin, l’une avec l’autre, vivre ensemble comme nous l’entendions, comme nous en avions toujours rêvé. Que reste-t-il de nous ? Pas une rue à notre nom dans cette ville de La Corogne où nous nous sommes rencontrées. Malgré les efforts du Colectivo de Lesbianas, Gays y Transexuales, “Milhomes”, le refus du maire est catégorique. Pourtant, même à l’époque, certains parents d’élèves s’étaient élevés contre le renvoi de l’une des meilleures institutrices que leurs enfants aient eu, arguant que «sa vie privée n’avait rien à voir avec son enseignement». Voilà en tout cas comment nous avons été les deux premières personnes de même sexe mariées en Espagne… parce qu’il me faut encore préciser un point, essentiel pour moi : l’acte de mariage n’a jamais été annulé. Dans les registres diocésains, nous sommes à jamais, officiellement et légalement, mariées.



En photo : Elisa et Marcela le jour de leur mariage, le 8 juin 1901, photographie Sellier.

Edit :
Billet repris sur Yagg.com le 10/09/2009. N'hésite pas à rendre visite à cet excellent site d'information animé par d'authentiques journalistes, et à t'inscrire sur la Communauté Yagg, où j'aurais plaisir à te retrouver ;-)

dimanche 9 août 2009

Un amour qui ose dire son nom


Ce 9 août est un jour particulier pour une personne que toi et moi ne connaissons pas directement, amie lectrice, mais qui appartient sans aucun doute et à plus d'un titre à notre cercle amical : Marion est une délicieuse citoyenne britannique de 80 ans qui, à la suite de la disparition de sa compagne, s'est tournée vers des associations LGBT parmi lesquelles Gay Surrey. C'est là (entre autres !) qu'officie Séverine, une chaleureuse jeune femme dont l'enthousiasme à soutenir les gays et les lesbiennes (entre autres !) ne tarit jamais. Par son intermédiaire, nous avons fait la connaissance de Marion, que Séverine a petit à petit apprivoisée. Cette dame nous fait l'honneur de nous permettre aujourd'hui de publier une lettre autobiographique destinée aux archives de l'histoire LGBT de la région où elle vit, dans le cadre d'une belle initiative de l'association Gay Surrey.
Marion, comme tu le constateras, amie lectrice, est une personnalité très attachante à l'histoire émouvante, qui prouve deux choses : l'importance qu'il y a à pouvoir compter sur la solidarité d'une communauté, et l'existence bien réelle de merveilleuses histoires "d'amour qui n'ose dire son nom" ailleurs que dans les livres.
Nous lui laissons la parole :

Je suis née à Portsmouth en 1929. Mon père servait dans la Royal Navy et ma mère tenait la maison. Mon enfance paisible et heureuse a basculé en ce jour de 1939 où la guerre a éclaté. Avec des milliers d'autres enfants, j'ai été évacuée afin d'échapper aux bombardements nourris qui n'épargnaient évidemment pas Portsmouth, port de premier plan pour la marine.
J'ai quitté l'école à 18 ans, pour m'inscrire au Service civil, sans savoir quoi faire d'autre. C'est là que je suis devenue amie avec une jeune fille de mon âge. Notre amitié a progressivement gagné en intensité et évolué vers vers une liaison sexuelle, sachant qu'à l'époque, en 1947, je doute qu'aucune de nous eût songé qu'elle pouvait être considérée comme lesbienne. Je crois même que nous ne nous étions pas rendu compte de ce que c'était. Je me rappelle avoir entendu parler de "l'amour qui n'ose dire son nom" avec Oscar Wilde, et qui l'avait conduit en prison, mais c'était un sujet que l'on n'abordait pas chez moi et, à 18 ans, j'ignorais ce que cela signifiait.
En 1952, j'ai quitté Portsmouth pour un hôpital universitaire de Londres, où je devais commencer mes études d'infirmière, car j'avais enfin choisi ma voie. Mon départ mit fin à cette histoire brève mais forte.
Le 1er décembre 1956, je suis entrée dans une maternité du sud de Londres pour achever ma formation de sage-femme. J'étais loin de me douter que ce jour-là, ma rencontre avec une autre étudiante appelée Eileen bouleverserait à jamais le cours de ma vie.
Une infirmière-chef de garde le soir de mon arrivée nous a demandé si nous nous connaissions avant, et comme ce n'était pas le cas, nous avons trouvé sa question très étrange. Rétrospectivement, je pense qu'elle avait dû pressentir quelque chose que nous, nous n'avions pas encore réalisé. Peu à peu, nous nous sommes liées d'amitié et durant les trois mois qui ont suivi, une attirance mutuelle s'est développée : nous étions en train de tomber amoureuses.
Cependant, entre les quatre murs d'un foyer pour infirmières, il était tout à fait impossible d'exprimer ces sentiments, sous quelque forme que ce fût.
Après un trimestre, chaque étudiante était affectée à seconder une sage-femme en charge d'un secteur donné de la région. Pour Eileen et moi, cela a été une catastrophe, car nous avons été envoyées à des kilomètres l'une de l'autre. Je me rappelle l'urgence qui nous poussait à nous retrouver, lorsque nous ne travaillions pas, et l'angoisse qui montait si l'une de nous arrivait en retard à ces rendez-vous ; entre nous, le contact physique le plus osé consistait à poser nos mains ensemble sur le guidon d'une bicyclette, l'espace de quelques minutes, en espérant que les passants ne s'en apercevraient pas.
Au bout de six mois, nous avons passé nos examens de fin d'études et nous avons été embauchées dans un hôpital situé près de chez Eileen. Sa mère m'a proposé de m'installer dans une chambre d'amis. La première nuit, sitôt que la maison a été plongée dans le silence, Eileen s'est glissée dans le couloir puis dans ma chambre, dotée d'un lit double, et nous sommes enfin devenues amantes. Nous le sommes restées jusqu'à la fin de nos jours — durant cinquante années.
Nos premières vacances en amoureuses se sont déroulées en France, avec la Vespa d'Eileen, qui nous a emmenées dans le sud, chargées de notre matériel de camping. Je n'avais jamais fait de camping avant cela, mais Eileen en avait l'habitude, et elle avait tout pris en main, ainsi qu'elle continuerait d'ailleurs à le faire désormais.
Quelle merveille d'être ensemble en permanence pendant tout un mois ! Je ne crois pas que nous nous soyons considérées comme un couple homosexuel, ou lesbien, nous n'étions que deux femmes qui allaient sur leur 30 ans, et commençaient à s'aimer de façon très intense et passionnée ; nous étions amoureuses, et nous formions des projets pour notre avenir. Nous voulions trouver un appartement près de l'hôpital. Nous aurions aimé voir notre amour béni à l'église, mais cela n'était pas possible dans les années 1960, où l'on était encore bien loin de songer au partenariat civil qui serait voté quarante ans plus tard.
Je crois que pendant toutes ces années, nous avons vécu dans le mensonge à l'égard du monde extérieur. Que ce soit dans l'appartement que nous avons déniché à notre retour de France, ou dans le cottage de deux chambres où, par la suite, nous avons emménagé, à la campagne, nous nous livrions à tout un remue-ménage de déplacement d'oreillers et de tables de chevet, pour donner l'impression que nous dormions seules. Nous avions des amis, bien entendu, mais pas de couples comme nous, des gens mariés ou des célibataires et, à une exception près, personne n'était au courant de la véritable nature de nos liens.
Nous avons vécu ensemble une vie magnifique de labeur, (nous étions infirmières-chefs), et de voyages : nous sommes allées en vacances aux quatre coins de l'Angleterre et dans la plupart des pays d'Europe, et nous avons même travaillé un temps au Moyen-Orient.
Depuis cinq ans, la vie a incontestablement changé. À l'époque où nous nous sommes connues, en 1956, les gays risquaient la prison pour le seul fait de vivre sous le même toit, et ils étaient souvent l'objet de chantages. En 1967, le projet de loi sur les crimes sexuels a été adopté, légalisant les rapports sexuels entre hommes de plus de 21 ans, dans le cercle privé mais pas dans une chambre d'hôtel.
Si les femmes étaient rarement incarcérées pour ces motifs, elles avaient indéniablement à en pâtir. Je me souviens de l'infirmière en chef d'un hôpital qui m'avait fait subir un interrogatoire en règle sur notre appartement : combien y avait-il de chambres ? (Une seule) ; combien y avait-il de lits ? (Un seul). Un jour, malheureusement, Eileen a été hospitalisée dans un état grave. Quand je suis arrivée pour la voir, j'ai découvert que son père m'avait interdite de visite.
Aucune de nous n'était "sortie du placard" auprès de ses parents. Cela ne se faisait pas dans les années 1950. Il est probable que ma mère se soit posé des questions, car Eileen a toujours eu l'initiative dans notre couple (ce qui sautait aux yeux de tous ceux qui fréquentaient notre cottage, mais je ne m'en suis aperçue que récemment, après la mort d'Eileen).
Les années ont passé et soudain, le 5 décembre 2005, le Partenariat Civil a été promulgué, accordant aux couples homosexuels une reconnaissance juridique. Enfin, nous nous sommes dit que nous avions obtenu quelque chose, nous qui espérions depuis cinquante ans voir notre union bénie à l'église ! Ce n'était pas la même chose, mais cela nous plaçait dans la légalité.
C'est ainsi que le 7 décembre 2005, nous nous sommes rendues à l'état civil pour la première partie des démarches, consistant à remplir une demande. La seconde partie des démarches devait se faire quinze jours plus tard. Mais dans l'intervalle, Eileen a été hospitalisée, elle était très malade.
J'ai pris contact avec les services de l'état civil, où l'on a été très gentil avec moi. Grâce à l'aide du médecin spécialiste qui s'occupait d'Eileen, et qui a confirmé qu'elle ne pouvait quitter l'hôpital, la cérémonie a été conduite dans sa chambre par l'officier de l'état civil, avec deux témoins réunis à la hâte. Enfin, le 17 janvier 2006, nous avons été officiellement unies.
Par malheur, la santé d'Eileen a continué à décliner, et elle est morte le 10 juillet 2006. Tout mon univers s'est écroulé. Eileen était ma vie et son départ m'a brisé le cœur à jamais.
Lorsque je regarde en arrière, je mesure la chance que nous avons eue de connaître une si longue et heureuse vie commune. Je sens sa présence auprès de moi dans le petit cottage que nous nous sommes acheté à la sueur de notre front et que nous avons tant chéri, je pleure souvent sur mes souvenirs. Je sais qu'elle veille sur moi, car comme elle le répétait à l'envi, elle m'aimait où que je sois.
Je me suis rendu compte que le fait de ne pas être "sorties du placard" impliquait que la plupart de nos amis ne se doutaient pas de la profondeur du chagrin qui m'habitait et m'habite encore, trois ans après. J'ai trouvé un réconfort extraordinaire auprès des adorables membres de l'association gay et lesbienne de soutien dans le deuil, The Gay Bereavement Project, de The Lighthouse, à Londres, ainsi que de Gay Surrey. Nous n'avons jamais eu d'amis homosexuels, or ce soutien m'a permis de parler de nous et de mes sentiments à des personnes qui me comprenaient parfaitement et parlaient la même langue que moi. Cela m'a également encouragée à "sortir du placard" auprès de gens que je connais depuis longtemps ou depuis peu et d'être fière de notre amour.
Pour qu'un jour, nous nous retrouvions enfin, n'ayant jamais été véritablement séparées.

Bonus :

Un extrait de Two Loves, de Lord Alfred Douglas (le Bosie d'Oscar Wilde) :
What is thy name?' He said, 'My name is Love.'
Then straight the first did turn himself to me
And cried, 'He lieth, for his name is Shame,
But I am Love, and I was wont to be
Alone in this fair garden, till he came
Unasked by night; I am true Love, I fill
The hearts of boy and girl with mutual flame.'
Then sighing, said the other, 'Have thy will,
I am the love that dare not speak its name.

Merci à Séverine Gévaudan.