vendredi 25 septembre 2009

Plaisir d'offrir : Mahjouba



Nous avons le bonheur d'avoir au catalogue une formidable auteure française qui nous accompagne depuis le premier jour : Lucie Brocard. Elle nous a effectivement accordé assez de confiance pour choisir de publier avec nous son premier roman, Le Saut de grenouille, avec lequel nous avons lancé notre maison. Un récit fin, délicat et non dénué d'une certaine extravagance discrète pleine de charme.
Par la suite est paru un recueil de nouvelles, (forme dans laquelle elle excelle), intitulé Cave n°55. Si tu n'as pas eu le plaisir de le lire, amie lectrice, nous t'en offrons aujourd'hui quelques pages, car ce livre est aujourd'hui épuisé et que nous persistons à vouloir le partager avec toi, malgré tout.
La nouvelle que nous avons choisi de concert avec Lucie nous a semblé d'actualité : tu y découvriras une sensibilité, un style et un engagement qui sont bien la marque de cette auteure*.

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MAHJOUBA


Monsieur le Président,

Je n’ai pas l’habitude d’écrire à un Président, et je préfère être honnête, je n’ai pas voté pour vous. Je n’écrirais pas si je pouvais faire autrement. Mais vous êtes le Président, alors je vous écris.
Je voudrais que Mahjouba revienne. Mahjouba est mon amie, je ne peux pas vivre sans elle. J’ai besoin qu’elle soit avec moi comme avant. J’ai besoin de la sentir à côté de moi, j’ai besoin de l’entendre, j’ai besoin de savoir qu’elle est là. J’ai quarante-cinq ans, je n’ai jamais rien demandé à personne. Je travaille dans une usine depuis l’âge de dix-sept ans. Mon salaire est suffisant pour payer mon loyer et ma nourriture, je peux même de temps en temps m’acheter des livres, j’aime bien lire. Je suis contente de ce travail parce qu’il est stable et d’où je viens, c’est important la stabilité. Avoir un toit et être sûre de pouvoir manger. Je ne vais pas vous raconter l’histoire de ma famille, mais vous pouvez me croire sur parole : c’est important. Je m’entends bien avec mes collègues, certains sont mes amis. Je n’ai pas de problème avec ma hiérarchie, je fais mon travail, je suis toujours à l’heure, je suis aimable et je ne cherche pas à avoir plus que ce qu’on me donne. L’année dernière, j’ai eu la grippe. Le médecin est venu, il m’a prescrit des médicaments et arrêtée pour une semaine. C’était au mois d’octobre. Avant, je n’avais jamais été malade. Le médecin m’a dit de garder le lit et de me reposer. Je n’ai pas l’habitude de rester chez moi à ne rien faire. Même les jours de congé, je sors. Je vais me promener, je vais regarder les gens. J’ai pris une couverture, je l’ai mise sur mes épaules, je me suis installée à la fenêtre du salon. J’ai deux pièces, ma chambre et le salon. Les fenêtres donnent sur une grande pelouse, après la pelouse il y a un trottoir assez large pour que deux poussettes se croisent, et puis la route. De l’autre côté de la route, il y a une autre cité. C’est l’avenue qui traverse la ville. Le bus que je prends pour aller au travail s’arrête juste en face. J’ai de la chance, parce que mon amie Béatrice, qui prend le même bus que moi, doit marcher plus d’un quart d’heure. Elle habite tout au fond. J’ai regardé dehors. Il ne se passait pas grand-chose, c’était un mardi, il faisait froid et il pleuvait. Parfois, des femmes passaient, chargées de sacs de provisions, ou bien des hommes, tirant sur leur cigarette. Des jeunes aussi, qui semblaient affairés et se saluaient du plat de la main puis du poing, enfin je ne sais pas très bien comment ils faisaient mais c’était beau. J’aurais bien aimé saluer comme ça, moi aussi. Mais j’ai passé l’âge, et puis c’est un salut entre garçons. Au bout d’un moment, quelque chose m’a intriguée. Sous l’abribus, je voyais quelqu’un qui ne bougeait pas. Les bus se succédaient, et le quelqu’un était toujours là. D’où j’étais je ne distinguais qu’une forme vêtue de noir, un peu courbée, pas très grande. Il y avait un gros sac marron à ses pieds. Le quelqu’un est resté là toute la journée. Le soir, je l’ai vu se lever, prendre son sac, partir le long de la route. Ça ma rendue triste, parce que je me suis imaginé que ce quelqu’un avait attendu toute la journée un autre quelqu’un qui n’était pas venu. J’ai regardé un film assez idiot, et je me suis endormie avec des cauchemars. À cause de la grippe je suppose. Le lendemain je me suis réveillée tôt, comme d’habitude, j’ai préparé mon thé, je me suis dit que finalement j’étais assez contente de ne pas devoir aller travailler. Je me sentais faible, j’avais mal un peu partout, mais j’étais bien, il faisait chaud dans mon appartement et ce n’était pas si désagréable de ne rien faire. J’ai pris ma tasse de thé, je suis allée m’asseoir dans mon fauteuil, j’ai commencé à regarder dehors. Il pleuvait comme la veille, le jour était levé mais il était bas et gris. La pelouse commençait à devenir vert brun, à force de pluie. Sous l’abribus, le quelqu’un était revenu. Le même, assis pareil, avec son sac marron aux pieds. À midi j’ai déjeuné d’un œuf. Au goûter j’ai bu une tisane. Le quelqu’un était toujours là, il n’avait rien mangé de la journée. Les gens arrivaient, attendaient le bus, debout ou assis à côté du quelqu’un, ils montaient dans le bus quand il arrivait. Le quelqu’un se retrouvait toujours seul ensuite. En fin d’après-midi, j’ai eu peur. Je ne voulais pas revoir la scène de la veille, le quelqu’un qui s’en allait à pied le long de la route, sa valise à la main et le dos courbé. Je suis descendue. Je suis allée jusqu’à l’abribus, et une fois arrivée dessous, j’ai regardé le quelqu’un. C’était une femme. Je me suis sentie intimidée, je suis restée quelques minutes debout sans oser m’asseoir à côté d’elle, j’ai fait comme si j’allais prendre le bus. La femme avait une cinquantaine d’années, le visage fatigué, les yeux dans le vague. En fait, de près, elle semblait ne rien attendre. Le bus s’est arrêté, j’ai profité du mouvement qu’a créé son arrivée pour m’asseoir à côté de la femme. Elle ne m’a pas remarquée. Ce n’est qu’au deuxième bus qu’elle a noté que je n’étais pas montée dedans, j’ai perçu un mouvement de son corps. J’en ai profité pour tourner la tête vers elle, j’ai fait mon plus beau sourire et j’ai dit : C’est pas parce qu’il s’arrête qu’il faut monter dedans, si ? Elle a souri, elle a murmuré : Oui, puis elle est retournée à ses vagues. Je ne voulais pas qu’elle s’en aille. Je lui ai demandé si elle aimait le thé au miel. Elle m’a regardée, l’air étonné, j’ai expliqué que c’était juste du thé à la bergamote dans lequel je mettais du miel pour qu’il tapisse l’intérieur. Elle ne semblait pas comprendre. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans mon esprit à ce moment-là, en tout cas j’ai pris la main de la femme dans la mienne, j’ai dit : Venez, je vous fais goûter, et je l’ai amenée chez moi. On a parlé. Elle est restée dormir là le soir, et les soirs d’après. J’ai guéri de ma grippe, j’ai repris mon travail, on s’est organisées, elle et moi. Ma vie a changé. En surface, on n’aurait pas dit. J’avais toujours les mêmes horaires, le même travail, le même appartement. Mais il suffisait de gratter un peu pour voir que tout était différent. J’étais heureuse. On se faisait rire, Mahjouba et moi. Je n’avais jamais ri comme ça de ma vie, je crois qu’elle non plus. Elle n’avait pas eu une vie drôle. Elle avait été mariée à quinze ans, elle avait eu quatre enfants, ils étaient tous grands maintenant. Ça se passait bien, disons que ce n’était pas l’enfer, c’était la vie. Mais un jour son mari avait décidé de prendre une autre femme, elle n’avait pas supporté. Ce n’est pas qu’elle était jalouse spécialement, mais c’est dur que votre mari vous dise après trente ans de construction ensemble que vous êtes usée et qu’il en prend une autre pour continuer. Comme elle faisait la vie rude à son mari à cause de l’autre femme, il l’avait répudiée. Ses enfants lui en ont voulu à cause de la répudiation. Alors que ce n’était pas de sa faute. Après ça, il y a eu un type de la famille voisine qui cherchait une femme, ce type vivait en France, il avait quarante-sept ans et personne ne trouvait normal qu’il n’ait pas encore de femme. Tout le monde a voulu que Mahjouba devienne sa femme, et Mahjouba m’a dit : J’ai accepté parce que mon mari il m’avait prise comme si j’étais un caillou, il m’avait mise au fond de sa poche, et ensuite il m’avait jetée parce qu’il voulait y mettre un autre caillou, alors je me suis dit qu’il fallait que je lui montre, à lui et aux autres, que j’avais des bras et des jambes et une tête et voilà pourquoi j’ai accepté d’aller en France. Son nouveau mari habitait un petit appartement dans le nord de Paris. Quand elle était arrivée il avait tout de suite voulu coucher avec elle, ensuite elle avait eu un goût d’égout dans le sexe mais elle se disait qu’elle allait s’habituer. Elle avait rangé ses affaires dans un placard et commencé à faire sa vie de femme, la cuisine, le ménage, et tout. Mais lui en réalité il ne voulait pas de femme chez lui, alors au bout de quinze jours il lui avait fait sa valise, il la lui avait tendue en disant qu’ils n’avaient qu’à être mariés à distance, elle avait dû partir. Il lui avait acheté son billet d’avion. Elle s’était retrouvée dans la rue, le billet d’avion à la main, il lui avait expliqué le chemin pour l’aéroport. Elle avait pris le RER direction Roissy mais à peu près au milieu du trajet, elle en était descendue, parce qu’elle ne pouvait pas prendre l’avion. Elle ne pouvait pas rentrer, parce que rentrer pour elle c’était comme aller au cimetière se coucher dans sa tombe en attendant la mort. Elle avait quitté le RER et marché dans la ville, elle s’était débrouillée pour manger, elle dormait vaguement et parfois sous un toit, mais pas toujours. L’abribus en face de chez moi, elle l’aimait bien parce qu’il y avait un tag dessus qui disait : J’ai pas peur de vous, je suis un caillou. Ça la rassurait. Voilà. Après on s’est rencontrées et ce n’est pas grave qu’on se soit rencontrées si tard dans nos vies. Le principal c’est qu’on se soit rencontrées avant qu’il ne soit trop tard. Je ne savais pas que c’était possible d’être aussi heureuse. Je suis contente d’avoir appris ce que c’était que l’amour. Je ne parle pas d’amitié, Monsieur le Président. Un jour, elle a pleuré, c’était un dimanche, il faisait beau, on entendait les cris des enfants dehors. Je lui ai demandé pourquoi elle pleurait, elle a répondu : Pour rien, j’ai juste envie de pleurer parce que je sais que tu peux me consoler. Vous voyez ? Ensuite, on a voulu qu’elle ait des papiers, pour être en règle. La dernière fois qu’elle a été convoquée à la Préfecture, elle y est allée toute seule, on pensait que c’était juste pour apporter un nouveau document, elle y est allée, elle n’est pas revenue. J’ai fait tout ce que j’ai pu, rien n’a marché, même le tribunal a dit qu’il n’y avait pas de raison quelle reste en France. Ils l’ont reconduite, et moi je vais vous dire, Monsieur le Président : il faut qu’elle revienne, parce que Mahjouba c’était ma lumière, et moi j’étais la sienne. On n’a plus de lumière, là. On ne peut pas laisser quelqu’un tout seul dans le noir. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération.





© Lucie Brocard & Editions Dans L'Engrenage.

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* Née en 1974 à Nancy, Lucie Brocard vit à Paris, où elle est juriste, spécialiste du droit des étrangers.
Ses nouvelles ont été publiées dans des revues littéraires, et l'une d'elles adaptée au cinéma par F. Laurent et J.M. Burgin : Le Soldat (court métrage, 2004).


Merci Lucie Brocard


© Photo D.R.