dimanche 21 décembre 2008

"Ltoutes, l'actu lesbienne pour toutes les femmes" interroge la mécanicienne...



Une fois n'est pas coutume, on m'a demandé de répondre à quelques questions, à l'occasion de la triste disparition de nos consoeurs des Éditions de La Cerisaie, qui, comme tu le sais sans doute, amie lectrice, cessent leur activité. Dommage que ce soit des circonstances pareilles qui nous amènent à discuter de l'édition lesbienne française, mais en somme, cela permet tout de même de faire un point et, peut-être, d'aborder des sujets qui t'intéressent au premier chef, amie lectrice.

Tu peux lire cet échange sur l'intéressant blog Ltoutes : http://ltoutes.blogspot.com/2008/12/pour-faire-de-largent-on-ne-se-tourne.html

Je reproduis ci-après l'intégralité de mes réponses, au cas où tu souhaiterais avoir tous les détails...


Q. Est-il toujours aussi difficile de vendre des livres aux lesbiennes (et surtout d'en vivre)? Parce que j'ai constaté en fait un dynamisme certain du secteur, avec la multiplication depuis dix ans des maisons d'édition lesbiennes en France, dont la vôtre fait partie.


R. L'édition homo présente à la fois des aspects communs avec l'édition généraliste, mais elle s'en démarque simultanément de manière très nette. Pour travailler à cheval sur les deux, je me rends compte que nous n'obéissons pas aux mêmes impératifs. Nous sommes plus proches des dizaines de petits éditeurs indépendants, bien sûr, car nous rencontrons des exigences et des difficultés du même ordre. En commun nous avons par exemple la particularité d’en vivre rarement (les Éditions Dans L’Engrenage ne salarient personne, tous les intervenants, y compris moi-même, avons des activités annexes pour gagner notre vie) et les bénéfices de la vente d’un livre servent à publier le suivant, la plupart du temps, parce que nous faisons appel à des professionnels (couvertures, corrections, traductions, etc., que nous publions de la littérature étrangère, ce qui coûte évidemment bien plus cher, et que nous soignons la fabrication –qualité de la façon, choix du papier, vernis sélectifs…– tout en resserrant les prix –un titre comme Cara et moi, le dernier que nous avons publié, est vendu au prix de 18 euros, alors que chez un gros éditeur, il serait proposé au public autour de 22 euros.)

Effectivement, depuis dix ans, le nombre de maisons d'édition lesbiennes a sensiblement augmenté, ce qui n'est pas une chose si surprenante, étant donné que nous étions, en France, passablement en retard. On en compte à l'heure actuelle moins d'une dizaine (je ne tiens évidemment pas compte de l'auto-édition ou de l'édition à compte d'auteur). C’est une bonne chose, parce que l’édition est une activité liée à la personnalité de l’éditeur, c’est très subjectif à partir du moment où il s’agit de choix personnels. Donc, plus il y a d’éditrices, plus il y a de choix. Et puis cela permet de faire découvrir la littérature lesbienne et d’habituer les lectrices à savoir que lorsqu’elles ont envie de lire un livre lesbien, elles peuvent se tourner vers les spécialistes du domaine.


Q; Quelle est évolution de vos ventes depuis votre création: est-ce que le marché progresse plutôt, est-ce que les lesbiennes "achètent lesbien" de plus en plus ou pas? A combien évaluez-vous le nombre d'ouvrages lesbiens publiés en France chaque année?


R. Nous existons depuis cinq ans et, naturellement, nous sommes mieux implantées aujourd'hui qu'au début de notre activité. Cela signifie que lorsque nous sortons un titre, nos lectrices nous font la confiance d'avoir envie de le lire dès parution. Il n'en reste pas moins que le fonds continue d'exister à long terme, et que le nombre de nos lectrices est croissant.

Je ne saurais dire si le marché progresse, puisque l'étendue du catalogue joue aussi son rôle. Une maison à la tête de cinq titres et une maison avec 50 titres, c'est différent. Donc, tout cela évolue constamment. Difficile d'évaluer le nombre de titres lesbiens publiés en France chaque année. Si l'on considère ceux issus des maisons spécialisées, cela doit tourner autour d'une quinzaine. Au-delà, ils doivent se compter sur les doigts d'une ou deux mains, maximum.

Pour nous, l’enjeu est de vaincre l’espèce de mépris/méfiance spontanés chez beaucoup de gens lorsqu’on se revendique comme « maison d’édition lesbienne »… Il n’y a pas de culture communautaire en France, contrairement à l’Espagne, aux pays anglo-saxons, nordiques, etc.

D’autre part, sur le plan culturel, l’émergence d’une meilleure offre de DVD lesbiens (films, séries, etc.) a certainement une incidence sur les habitudes des lesbiennes qui, selon de nombreuses études, sont en général des femmes qui n’ont pas un pouvoir d’achat élevé, et il leur faut choisir entre livres et DVD.


Q. Est-ce que les maisons d'édition "hétéros" s'intéressent au marché, quitte à vous concurrencer?

R. On se doute bien que si le marché lesbien était rentable, les multinationales de l'édition le sauraient, nous aurions de la concurrence du côté des grosses maisons généralistes, et nos amies et consœurs de La Cerisaie verraient leur avenir plus sereinement. Comme je le disais précédemment, la population lesbienne n’est pas, d’un point de vue économique, une cible intéressante pour les gens qui veulent faire du business, contrairement à certaines craintes exprimées parfois par les homos. Si l’on veut faire de l’argent, on ne se tourne pas vers ce public, c’est une évidence. S'il arrive de voir ce genre de publications chez les généralistes, c'est plus un choix ponctuel qui relève de critères autres que politiques. Nous avons par exemple à notre catalogue un roman merveilleux, Cara et moi, écrit par celle qui est aujourd'hui considérée par les spécialistes comme l'une des dix plus grandes romancières contemporaines d'Irlande, Emma Donoghue. Eh bien pas un de ces éditeurs généralistes n'a voulu la publier, manquant ainsi de grands livres. Sans doute parce qu'elle écrit trop « lesbien », et qu'elle n'a pas peur de continuer à publier chez des maisons d'édition lesbiennes anglo-saxonnes, parallèlement à ses gros éditeurs conventionnels. Sarah Waters est l'exception, mais je pense que c'est le succès commercial qu'elle a rencontré en Angleterre qui a motivé ses éditeurs français, et leur a permis de voir qu'il y avait là une grande écrivaine. Je suis donc persuadée que nous avons un rôle particulier, et que nous acceptons de prendre des risques qui n'intéressent pas les éditeurs généralistes, les débouchés en terme de public étant vraiment trop limités.

Q. Qu'est-ce qui marche le plus auprès des lesbiennes? Les romans? Est-ce qu'il y a une spécificité du marché lesbien de l'édition?

Deux choses: à la fois les lesbiennes sont des lectrices normales, donc leurs préférences en terme de genre ressemblent de près à celles de toutes les autres lectrices ; à cette nuance près qu'elles sont encore plus consommatrices de littératures populaires (roman sentimental et polar). Ce qui n'a rien de surprenant en termes sociopolitiques, d'ailleurs.


Q. Quelles sont vos principales difficultés? La distribution?

R. J'ai là-dessus une posture très personnelle qui n'est pas toujours comprise, car on veut appliquer à l'édition indépendante « de niche » les recettes de l'édition « mainstream » des grandes entreprises. Or nous n'avons pas grand-chose de commun: le fossé qui nous en sépare est aussi grand que celui qui sépare un plat cuisiné industriel et un mets préparé par un chef. Ça n’est tout simplement pas la même chose, les deux coexistent, cela dit sans jugemet de valeur, puisque les deux ont un intérêt pour le consommateur.

La diffusion et la distribution en sont un exemple. D'abord, il ne faut pas négliger l'Internet, qui devient un moyen simple et direct de se rendre disponible à toutes les lectrices. Le distributeur devient un peu obsolète. Ensuite, il y a peu de libraires qui prennent le risque de nous réserver une place dans leurs rayons ou sur leurs tables. Notre choix est de ne travailler (une aberration marketing que nous assumons sereinement!) qu'avec les libraires prêts à recevoir nos livres, c'est-à-dire à les proposer à leurs clientes. Nous sommes disponibles sur commande partout, mais présentes en stock uniquement dans des points de vente triés sur le volet. Le contraire d'un bon plan marketing ;-)

Nous avons surtout le respect des libraires spécialisés, qui sont nos meilleurs interlocuteurs et se battent au quotidien pour défendre cette spécificité, un gros risque financier pour eux. Nous préférons placer nos livres chez eux que chez des libraires dubitatifs. C'est aussi pour cela que, lorsqu'ils sont présents dans un festival ou un salon, nous n'y apparaissons pas individuellement, soucieuses de ne pas nous placer en concurrence avec eux.


Q. Que pensez-vous de la réputation qui colle souvent à la peau de la littérature lesbienne de romans "à l'eau de rose"? C'est dépassé ou est-ce que cela correspond à la demande, tout simplement?


R. Nous pratiquons une politique de collections: nous partons du principe qu'il faut qu'une lectrice sache ce qu'elle achète lorsqu'elle fait cet effort, et donc qu'elle voie où elle va. Nous publions des romans et des nouvelles qui intéressent les amatrices de littérature pure (couvertures blanches) et, parallèlement, nous lançons une collection de romans policiers d'ici peu (couvertures noires), nous avons des bandes dessinées, bref nous reflétons le fait que les artistes lesbiennes s’expriment dans tous les domaines. Nous avons choisi depuis trois ans de dédier une collection clairement identifiable (couvertures roses) aux romans d'amour qui se revendiquent comme tels et répondent au canon.

Je suis toujours amusée par le fait que la littérature « à l'eau de rose » ait mauvaise réputation. C'est un peu court. Historiquement, la littérature lesbienne est née avec la littérature rose, c'est ainsi qu'elle s'est développée (et qu'elle continue de le faire). Car les lesbiennes ont enfin eu, grâce à ces livres, du rêve ; elles ont pu enfin rêver leur vie, au sens où les autres femmes (et hommes) rêvent la leur. Un rêve de bonheur que je trouve dommage de regarder avec condescendance, d’un point de vue esthétique comme d’un point de vue scientifique.

Et puis, aujourd'hui, il y a bien sûr des lesbiennes privilégiées qui vivent dans des lieux ou fréquentent des milieux qui leur permettent de s'épanouir en tant qu'homosexuelles, d'avoir des moments où elles appartiennent à une norme. Mais pour beaucoup d'autres, la littérature sentimentale comble encore un besoin d'identification et les aide. Je reçois beaucoup de courrier en ce sens.
Enfin, la littérature rose, comme le roman policier, a des racines politiques. C'est une paralittérature. À cet égard, elle est révolutionnaire. Personnellement, je lis toute sorte de livres, plus ou moins « faciles », et je peux passer de Jeanette Winterson ou Djuna Barnes à Katherine V. Forrest ou Gerri Hill sans problème. Je n’y trouve pas la même chose, voilà tout. Bizarre de mettre en concurrence des genres… Nous sommes nombreuses dans ce cas. Il ne faut pas négliger le fait qu'il existe une bonne littérature rose, comme il y a une bonne littérature noire, ou une bonne littérature de science fiction.